Au cœur du succès des plus belles marques de mode on trouve souvent des accessoires en cuir. Sacs, chaussures, maroquinerie forment le socle sur lequel la mode peut se développer. De rares créatifs passionnés savent dessiner dans l’ombre ces réussites étonnantes. Morgan Diguerher est de ceux-ci. Portrait et interview du nouveau directeur créatif de Le Tanneur.
Lancel, See by Chloé, Vanessa Bruno, Paco Rabanne, Zadig & Voltaire, Repetto, Diane von Furstenberg,… Certains sacs et accessoires en cuir si convoités, proposés par ces grandes marques au cours des 20 dernières années, sont parfois sortis de son imagination. Et pourtant, Morgan Diguerher n’est pas une star de la mode. Mais au sein des départements maroquinerie des plus grandes marques, il est loin d’être inconnu. Ce professionnel indépendant et passionné n’afficherait pas les dizaines d’expériences qui ennoblissent son CV sinon. De Zilli à Lyon aux Tanneries Haas en Alsace ou à Liebeskind à Berlin, les grands spécialistes du cuir européen ont validé son talent.
Si tout le monde -un certain ‘monde’- rêve aujourd’hui d’être connu, dans la vie réelle, la célébrité est une punition ! Les quinze minutes de célébrité si chères à Andy Warhol, sont devenues le purgatoire médiatique des « stars » de la télé-réalité ordinaire et des bataillons d’influenceurs/bonimenteurs plus ou moins caricaturaux.
La plupart des professionnels de la mode aiment mieux se cacher derrières les griffes où ils travaillent. Une ombre protectrice choisie, que Morgan Diguerher ne regrette pas au contraire : « J’ai toujours travaillé dans l’ombre et voulu cela, sinon, j’aurais créé ma propre marque. Et puis j’aime me mettre au service des autres » affirme t’il.
Etudiant à Esmod de 1998 à 2001, à Lyon d’abord, puis à Paris en dernière année, il suit une formation de styliste, avec une spécialisation en marketing. Deux pôles -la création et le business- qui sont à l’origine de son succès.
Planet Esmod : D’où vient votre passion pour les accessoires et le cuir ?
Morgan Diguerher : C’est le fruit du hasard : j’ai fait mon premier stage en sortant d’Esmod, au sein du département accessoires de Paco Rabanne. A l’époque, Rosemarie Rodriguez était directrice artistique. Là, j’ai rencontré Jacqueline Germé qui dirigeait ce bureau ainsi que les licences de la marque. Elle avait été, durant une trentaine d’années, l’une des plus proches collaboratrices de Paco Rabanne. C’est elle qui m’a donné le goût des accessoires. Elle est mon premier mentor et le témoin clef d’une période faste et insouciante : la mode des années 80.
Toujours fruit du hasard, mon premier vrai poste était chez Zilli, le fabriquant de cuir lyonnais, où il fallait créer le département maroquinerie. J’ai donc commencé à travailler avec des fabricants français qui utilisaient surtout des matières exotiques. Dans leurs ateliers j’ai appris ce savoir-faire traditionnel.
P.E. : Votre collection de fin d’étude était-elle déjà liée au cuir ?
M. D. : Oui et non. Mes deux spécialités étaient l’Homme et le Marketing. Mais en effet ma collection de prêt-à-porter masculin de dernière année était tournée vers le cuir.
P.E. : Vous n’avez donc pas suivi de cursus de modéliste, ce n’est pas trop handicapant lorsqu’on met au point des prototypes ?
M. D. : Non, car j’ai appris ces techniques dans les ateliers de maroquinerie en travaillant avec les artisans. Dès le départ je me sentais plus à l’aise dans la conception que dans la réalisation. Les deux vont ensemble, mais à chacun sa spécialité.
P.E. : Qu’est-ce qu’un bon designer d’accessoires aujourd’hui ?
M. D. : C’est quelqu’un qui sait se nourrir d’influences. Moi par exemple, je veux tout voir. L’art, l’architecture, la décoration intérieure, même les nouvelles technologies, tout est source d’influence. Ensuite, il faut comprendre et changer ce qui ne fonctionne plus ou ce qui fonctionne moins bien. C’est un rapport d’intelligence avec différents départements. C’est un triangle : le marketing, le design, la communication. Etre un bon designer aujourd’hui, c’est savoir travailler en symbiose avec ces trois pôles.
P.E. : En quoi votre formation à Esmod vous sert toujours aujourd’hui ?
M. D. : Ce qui m’a le plus servi, c’est sans doute ma dernière année de marketing. J’ai toujours oscillé entre sens logique et démarche « magique ». La part de magie est à l’origine de tout projet : c’est l’intuition, l’inspiration, l’observation aussi, même au quotidien, dans la rue. Et puis ensuite il faut rationnaliser tout ça : trouver la cohérence, justifier l’idée dans l’histoire de la mode, définir un bon produit. C’est cette double approche qui m’a été donnée par cette formation.
Ce sont aussi les clefs du fonctionnement des entreprises de mode. Lorsqu’on dessine des produits nouveaux, il faut déjà comprendre que l’appât doit plaire au poisson, pas au pêcheur ! Bien sûr, il faut amener de la créativité, mais les idées non comprises sont inutiles. Comme dans une conversation, il faut tenir compte de ses interlocuteurs. Il faut donc posséder d’abord une parfaite compréhension du consommateur actuel et de l’acheteur potentiel. Chez Le Tanneur, la direction créative résulte d’un équilibre parfait entre le marketing et le design. La maroquinerie, avec le parfum, sont les secteurs qui font tourner l’économie de la mode. Ici la créativité doit être mesurée et raisonnée.
P. E. : C’est quoi un sac idéal ?
M. D. : Un sac parfait, c’est un sac qui dur dans le temps. Le graal, c’est le sac le plus intemporel possible. Il est à la fois moderne et juste, il possède la bonne proportion, la bonne matière. Il propose aussi le bon équilibre entre tous ces éléments. Au rayon littéraire, je pense qu’il n’y a pas suffisamment d’approche sociologique du sac. Hors le sac est une extension de nous même. Il nous représente socialement et émotionnellement. L’intérieur d’un sac est extrêmement intime. Nous avons tous un rapport sensuel au cuir. On peut faire le portrait psychologique de quelqu’un rien qu’en ouvrant son sac. Ça marche aussi avec le portefeuille. La manière dont c’est organisé ou pas. L’aspect surchargé ou tiré au cordeau, etc. ça raconte tellement de chose sur nous-même…
« Les métiers du cuir sont désormais ‘greenbashés’, mais forment dans les faits la première industrie de recyclage au monde ». Morgan Diguerher.
P.E. : Styliste indépendant, vous n’avez jamais eu envie d’intégrer une marque à 100% ?
M. D. : Non, j’aime rester indépendant. Conserver un regard extérieur et en faire profiter les marques auxquelles je collabore. D’autres part, j’ai d’autres passions comme la naturopathie ou la décoration intérieure. J’ai ainsi créé un petit studio d’ensemblier. Ensemblier est l’ancien nom des décorateurs d’intérieurs. Mon site « Ensemble-Lié » propose de la curation d’objets, d’antiquités, d’artefacts.
La naturopathie, c’est autre chose. C’est une hygiène de vie. Une passion qui remonte à plus de 25 ans. D’une façon générale je me sens beaucoup plus créatif avec les idées claires, plutôt qu’avec le secours de drogues qui mènent souvent à l’autodestruction.
P.E. : Comment défendriez-vous le cuir face aux attaques « Eco-responsables » dont il est victime aujourd’hui ?
M. D. : D’abord, c’est une matière noble, première, essentielle. Elles sont peux nombreuses. Ensuite, il y a un furieux malentendu, car la tannerie est la première industrie de recyclage. Ici, on ne tue pas d’animaux pour leur peau. On récupère des peaux existantes issues de l’industrie agro-alimentaire. Les matières dites ‘vegan’ sont supposées être plus écologiques alors qu’en réalité c’est archi-faux. Les solvants utilisés pour stabiliser les matières même naturelles, sont beaucoup plus polluants que ceux utilisés dans la tannerie professionnelle. Ensuite lorsqu’on met en avant le P. U. (polyuréthane) ou le P.V.C. (polychlorure de vinyle) et c’est valable pour toutes les toiles enduites, on promotionne des dérivés du pétrole. Les métiers du cuir sont désormais ‘greenbashés’, mais forment dans les faits la première industrie de recyclage au monde.
P. E. : Qu’est-ce qui justifie aujourd’hui votre passion pour le cuir ?
M. D. : J’ai appris récemment quelque chose qui me réjoui. Ma famille possédait une guimperie qui travaillait déjà pour la haute couture, fabriquant des galons et des passementeries. C’était l’activité de mes arrières grands-parents pour lesquels mes grands-parents ont travaillés. Mais mon grand-père rêvait lui de travailler le cuir. Il avait commencé sa carrière dans une tannerie. Cependant, son propre père l’avait obligé à revenir vers l’entreprise familiale. Donc aujourd’hui, c’est un peu comme si je réalisais la passion de mon grand-père.
P.E. : Comment pourrait-on définir les qualités idéales d’un bon styliste ?
M. D. : Il faut savoir faire preuve d’humilité, reconnaître les domaines qu’on ne maitrise pas, les déléguer ou laisser tomber, et puis choisir ses combats. Là, si on est vraiment convaincu, il faut aller jusqu’au bout. C’est ce que m’a appris Claire Waight Keller lorsque je travaillais avec elle sur la collection See By Chloé. Au moindre doute, il faut savoir renoncer. Mais aussi y aller franchement lorsqu’il y a consensus. Au quotidien, il faut aussi savoir fédérer. Et ne pas prendre les choses personnellement lors des remises en question. Les marques ont parfois besoin de temps avant de pouvoir accepter certaines idées. Beaucoup de marques privilégient l’évolution à la révolution !
P. E. : Quel conseils donneriez-vous aux stylistes débutants qui sortent d’Esmod aujourd’hui ?
M. D. : Restez curieux ! La curiosité est fondamentale. Il faut se nourrir quotidiennement. Les connaissances que l’on possède en sortant de l’école sont toujours trop pauvres. C’est normal. Penser à s’enrichir en permanence et savoir se réinventer à chaque collection sont des qualités essentielles. Rien n’est acquis. La seule constante dans la mode, c’est que tout change tout le temps ! « S’enfer-mer » dans quelque chose, c’est promouvoir l’enfer. C’est réduire sa conscience à un état beaucoup trop étroit. Il faut s’ouvrir au monde au contraire. Même les réseaux sociaux sont trop pauvres face à la vie. L’art, comme la rue, sont des sources d’apprentissages et d’inspirations géniales.
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